Dimanche des Rameaux, 5 avril 20
Mes bien chères sœurs,
Nous voilà entrées dans la Grande Semaine, et cela dans des conditions que nous n’aurions jamais imaginées… Je pense particulièrement à chacune de vous qui êtes isolées dans vos chambres pour éviter le pire. Une chose est de prendre un temps de retraite, une autre d’accueillir celui-ci quand il est imposé… et arriver à y consentir pour que puisse y germer du neuf et du bon est certainement un défi à relever chaque jour.
Au Centre, les jeunes prennent leur mal en patience pour la grande majorité, malgré l’inactivité qui leur est imposée. Je suis à peu près persuadée que la majorité d’entre eux sont porteurs du Covid : les petits symptômes circulent de jour en jour, mais sans gravité aucune. Un mal de gorge, une température très légèrement plus élevée, un mal de tête, un peu de toux, un nez qui coule… et 3 jours après, on n’en parle plus ; c’est passé à un autre ! Pour autant, nous n’avons pas le droit de les autoriser à faire des activités de groupe, et les mesures barrières restent d’actualité. Ils le comprennent, et respectent de leur mieux.
Cette semaine m’aura marquée à tout jamais, avec Abdel. Ce matin-là, lorsque je suis arrivée, les agents m’ont raconté leur nuit, une nuit qui avait été particulièrement froide : un tout jeune de la bande de la Goutte d’Or avait escaladé la façade, et avait voulu se faire ouvrir la fenêtre d’une chambre. Les ouvertures étant sécurisées, il a cassé la vitre, et menacé les agents de sécurité avec un grand morceau de verre. Il avait fallu l’intervention de la police pour venir le récupérer. Ils étaient encore en train de parler lorsque j’ai vu arriver devant notre porte vitrée, une forme humaine. Nous lirons en cette Semaine Sainte le livre du Serviteur Souffrant : « il était si défiguré qu’il ne ressemblait plus à un homme ; il n’avait plus l’apparence d’un fils d’homme » Is 52,14. Je sais que je ne lirai plus jamais ce texte sans penser à Abdel. Il se traînait, ne pouvant plus marcher, violet, tremblant de tous ses membres après une nuit passée dans la rue, tout près de chez nous. Je l’avais vu le matin précédent, car il était venu chercher refuge chez nous : les vendeurs de cigarettes de la gare du Nord lui avait pris ses affaires, et l’avaient frappé. Le nez cassé, un gros cocard sur l’œil… il avait une sale tête ! Aidée de Rachid, l’agent de sécurité qui est mon bras droit, je lui avais expliqué qu’il fallait qu’il aille au commissariat pour avoir un hébergement. Comme il avait déjà tenté deux fois d’y aller, et s’était fait refouler, j’avais fait un mot pour le commissariat, avec sa date de naissance, et sa demande, car il ne parle qu’arabe. Il était revenu le soir (mais je n’étais plus là), sans avoir pu se faire entendre au commissariat, d’où sa nuit dehors… Vu l’état dans lequel il arrivait chez nous, l’équipe de nuit ne voulait pas prendre la responsabilité de le faire entrer. Mais c’était l’heure de la relève, et l’équipe de jour a immédiatement accepté de le laisser entrer et s’asseoir. Le temps de chercher à joindre ma directrice (inaccessible et confinée), puis les pompiers et la police… Les pompiers nous ont immédiatement demandé de le déshabiller et de le mettre sous une douche chaude si nous le pouvions, pour traiter l’hypothermie. A leur arrivée, ils ont pu l’examiner. Le plus jeune des pompiers avait les larmes aux yeux. La police est ensuite arrivée, et un dialogue hallucinant s’est instauré entre nous : les pompiers ne pouvaient pas le conduire à l’hôpital – trop surchargé, et il fallait juste un lieu de mise à l’abri, tout devrait rentrer dans l’ordre. Les policiers ne pouvaient pas l’emmener, ni ne pouvaient faire depuis le Centre les démarches pour lui trouver un lieu, me disant qu’il pouvait très bien rester là. Et ma directrice me rappelait au téléphone pour me dire son mécontentement de ce que nous ayons laissé entrer une personne de l’extérieur dans le Centre, alors qu’il ne nous avait pas été orienté, et que nous ne pouvions le garder. La notion d’assistance à personne en danger semble n’avoir aucun sens lorsqu’on est passé du côté des relations avec les partenaires financiers du Centre ! La toute jeune policière a promis que s’il se présentait au commissariat, on le recevrait, et on l’orienterait : ce n’était plus la même équipe que la veille, et elle a téléphoné devant nous pour annoncer sa venue. Il fallait juste que, lorsqu’il irait mieux, il puisse aller jusqu’au commissariat… J’ai fait confiance… et j’ai appris le lendemain matin qu’Abdel était revenu le soir, disant qu’il n’avait pas pu être reçu au commissariat. Je saurai à présent qu’il vaut mieux accompagner moi-même, après le travail, et contre l’avis de ma directrice… Mais qu’est devenu Abdel à présent ?
La relation est devenue plus compliquée avec ma directrice après cet épisode. Elle a donné ordre que la machine à laver soit installée jeudi au 2ème étage, ce qui n’est pas sécurisant pour la machine elle-même, et source de fatigue supplémentaire pour moi. Mais quelle joie de pouvoir assurer un minimum d’hygiène pour ces jeunes ! Le point à voir à présent sera celui des couvertures : la literie est à usage unique, en provenance de la Chine, nous ne pouvons plus en avoir. Certains jeunes ont donc la même couverture depuis 3 semaines, seul un drap de dessous est fourni et changé deux fois par semaine. Il restait 15 couvertures vendredi quand je suis partie. Ma directrice refuse que je fasse un appel pour des plaids ou couvertures, car ce n’est pas dans les normes, mais… je ne vais pas pouvoir laisser les jeunes sans rien sur le dos pendant la nuit !
De mon côté, je suis suivie sur Covidom pour l’évolution des symptômes de Covid 19, une évolution qui est vraiment sans complications Mais je n’ai pas pu me faire tester (réservé aux cas extrêmes dans le Val d’Oise), et ils ne savent pas bien combien de temps on est contagieux, ni si nous sommes vraiment immunisés ensuite… Le suivi fait par téléphone est cependant rassurant, et visiblement permet au personnel médical d’avoir des éléments pour mieux connaître ce virus qui a tant d’influence sur notre vie présente.
Les transports sont sans cesse revus à la baisse. Au lieu d’un seul train et ¾ d’heure de transport, je mets à présent 1h ½ pour aller travailler, et plus de 2h pour revenir. Avec un train H, un RER C, et 2 métros, et en finissant à pied car toutes les stations métro autour du Centre sont fermées. Dans ces transports, on retrouve des personnes qui tiennent ces postes si nécessaires : commerce, sécurité, associations… je pense que nous sommes à peu près tous porteurs du Covid… d’où la nécessité pour ceux qui peuvent l’éviter de prendre ces transports.
Nous serons toutes en communion pendant les célébrations du Triduum Pascal sur internet ou télévision… Sans savoir quand ni comment la situation évoluera, nous avançons pas à pas, et jour après jour…
Merci à chacune de votre prière fraternelle et de votre soutien.
Bises fraternelles
Sr Marie-Emmanuel